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    Armoire

    Armoire, s.f ; Armoailles, s.f ; Armoirie, s.f. ; Aulmare, s. f. ; Aulmoire, s.f ; Aumaire, s.f. ; Ermoire, s.f. ; Ormoire, s.f.

    Armoire d'Obasine

    Fig. 79. Armoire d'Obasine
    (dernières années du XIIIe siècle).

    C'est, dans ses formes variées, un des mots les plus anciens qui figurent dans le vocabulaire de l'ameublement, et un des plus vieux meubles et des plus importants dont nous ayons à nous occuper.

    L'armoire, en effet, apparaît presque dès l'origine dans notre mobilier. Elle en est le complément indispensable. Après le lit destiné au repos, le banc et la table, compagnons obligés des repas, on dut confectionner un meuble chargé de recevoir et de garder les vêtements de rechange, les effets précieux, les armes, la vaisselle, les bijoux, les papiers et les livres. Ce meuble, c'est l'armoire. Mais si le nom est ancien, il s'en faut de beaucoup que, dans son voyage à travers les siècles, il ait conservé une forme immuable. Les diverses variantes que nous donnons en tête de cet article et celles qui figurent à la colonne précédente montrent par quelles transformations il a passé, et le curieux, c'est que ces transformations ne sont pas successives. Dès le XVe siècle on trouve armoire écrit à peu près comme aujourd'hui, et, au XVIIIe siècle, nous rencontrerons encore des variantes singulières de ce mot, qui se heurtent parfois dans un même document. Pour ne citer qu'un exemple, nous noterons dans une Lettre de rémission de 1405 : « Les aulmares, dedens lesquelles estoient lesdites tasses, estoient entrouvertes et en icelles aumaires print icelles quatre tasses d'argent, etc. » Enfin, particularité non moins curieuse, on a été pendant longtemps en désaccord sur le genre de ce substantif : « Les Gascons le font masculin, écrit Ménage. Dans le Nord, il est féminin. Le Père Chifiet, Jésuite, dans son essai d'une parfaite grammaire françoise, l'aime mieux masculin. Je le tiens aussi masculin et féminin. » (Observ. sur la langue françoise, p. 123.) Aujourd'hui il n'y a plus de contestation à cet égard. Voilà pour le mot.

    Mais ce n'est pas seulement le nom qui a varié à l'infini, c'est aussi la forme même du meuble ainsi que ses adaptations. Au siècle dernier, on distinguait les armoires à linge, les armoires à vaisselle, les armoires à vêtements, les armoires vitrées, les armoires-bibliothèques. De nos jours, on a encore ajouté à ces emplois variés quelques destinations nouvelles, que nous aurons occasion de passer en revue, et chacune de ces applications a modifié non seulement les proportions du meuble, mais sa forme et son aspect. C'est ainsi que nous avons des armoires à un ou deux corps, à une ou deux ou quatre portes ou vantaux, avec ou sans tiroirs et disposées, à l'intérieur, d'une façon toute différente, suivant l'usage auquel chacune d'elles est plus spécialement destinée.

    L'armoire paraît même, jusqu'à un temps assez rapproché, avoir quelquefois consisté dans ce que nous appelons aujourd'hui plus particulièrement un placard, c'est-à-dire dans un enfoncement pratiqué dans la muraille et clos par une porte. Monet, dans son Dictionnaire, la définit « meuble ou lieu propre à serrer toute autre chose que des armes ; réservoir pratiqué en une muraille, à serrer ou garder toute chose » ; et la Coutume de Normandie (Coût, gén., t. Ier, p. 1031) dit : « Relais ou armaires ne font marque de propriété du costé dont elles sont faites, si elles ne sont accompagnées de pierres de taille traversant tout mur. » On lit dans le roman de Perceforet : « La muraille d'icelle tour avoit bien quatorze pieds d'espesseur et l'abbé, qui tenoit le Conte par la main dextre, le mena vers un arc voulté qui estoit par dedans le mur, moytié en terre et moytié dehors, et puys luy dist : — Sire Conte, vous povez veoir ceste armairie qui est dedans ce mur , etc. » Les Comptes de la ville d'Amiens, à l'année 1401, mentionnent la fourniture, par le serrurier Willame Allevié, de clefs poulies « aumailles qui sont dedens 1 mur en ladicte maison ». L'armoire où le mari jaloux, dont parle la reine Marguerite (Heptamèron, nouvelle XXXII), avait réuni tous les ossements de l'amant de sa femme, « tenduz comme choze prétieuze en. ung cabinet », était très probablement du même genre. La grande armoire vitrée dans laquelle les soldats du connétable de Bourbon enfermèrent le corps de leur général après son exhumation, armoire « où, dit Saint-Foix, on le voyoit encore en 1660, bien conservé, debout, botté, appuyé sur un bâton de commandement et vêtu de sa casaque de velours verd, chamarré de grands galons d'or », était vraisemblablement d'une structure analogue. Enfin, dans l'appartement cle Mme de Maintenon, nous trouvons « la garniture en taffetas cramoisy d'un enfoncement d'armoire de 7 pieds 9 pouces de haut, sur 5 pieds de large et 3 pieds 2 pouces de profondeur », qui nous paraît appartenir à la même famille. De ces exemples on peut conclure que, pendant quatre siècles, ce que nous appelons armoires et placards n'a fait qu'un. Ajoutons encore que certaines de ces armoires étaient sans portes et se fer maient avec un simple rideau. C'est ainsi que nous trouvons, en 1741, au château d'Angers, dans le « petit retrait » du roi René : « Au devant des armoires où se mect le hernoys du Roy, ung rideau d'estamine blanche pareil d'iceluy de la couchette. » On n'a pas oublié, en outre, que le gentilhomme chez lequel s'arrête le sieur de Bernaige, le conduisant dans la chambre de sa femme, « tire ung rideau qui estoyt devant une grande armoyre, où il veid penduz tous les os d'un homme mort ».

    Après ces armoires pratiquées dans la muraille, il nous faut dire un mot de celles qui, bien qu'en menuiserie, étaient attachées au mur et devenaient, de la sorte, immeubles par destination. Dans les résidences royales et dans les abbayes, ces sortes d'armoires abondaient. Au Moyen Age, elles servaient, le plus souvent, à serrer les vêtements, le linge et les objets précieux. Une chambre spéciale leur était souvent réservée. Elles en faisaient alors le tour, numérotées, ou mieux signées par des lettres. En 1418, à la « Bastide Saint-Anthoine », le « grand estage », c'est-à-dire le premier et principal étage, ne renfermait pas moins de dix ce grans aulmaires », signées depuis A jusqu'à K inclusivement. Ceci sans porter préjudice aux « petites aumoires à trois estages », qui se trouvaient dans le haut de la tour. Au château de Vincennes, à la même époque, dans la tour située « emprès la grande chambre du roy, en allant à l'Estude », on rencontrait également une suite d'armoires « encontre le mur », qui étaient signées de A à P inclus. Cette disposition si commode continua d'être en usage tant que l'emplacement ne fit pas défaut dans les anciennes habitations. Un devis d'ouvrages de fusterie que la municipalité de Toulouse fit exécuter, en 1528, par M. Jacques Perelle, menuisier de cette ville, porte : « Item, du cousté devers le jardrin de la maison communes aura des armoires, lesquelles seront de longueur du canton de lad chambre jusques à la fenestre respondant sur le jardrin, et seront lesdictes armoires de dix pans de haut, etc. » Dans l'Inventaire du trésor de la cathédrale d'Amiens (1535), nous lisons : « Aux armaires de ladicte thrésaurerie sont les joiaulx et reliquaires qui suivent, etc. » Dans l'Estimation des meubles de feue Madame, soeur du roi (Pan, 1604), on note la phrase suivante : « En ung cabinet joignant lad gallerie, appelé le cabinet aux aulmoires, a esté trouvé ce qui ensuit. » Il existe encore de ces armoires, immobilisées par leur structure même ou par leur destination ; celles de la cathédrale de Bayeux et du trésor de Saint-Germain l'Auxerrois sont à citer et peuvent servir d'exemples.

    Armoire de l'église Saint-Germain-l'Auxerrois (XVe siècle)

    Fig. 80. Armoire de l'église Saint-Germain-l'Auxerrois (XVe siècle).

    Dans les demeures royales, au XIIIe et au XIVe siècle, les clefs de ces armoires étaient confiées spécialement aux argentiers du roi. Une Ordonnance de l'hôtel de 1285 dit expressément : « Gentiens achètera tous les dras et pannes pour le Roy et pour Madame, et gardera les clés des aumaires où li dras seront. » Une autre ordonnance de 1323, qui charge Pierre de Toussac « de toute l'office de l'argenterie », décide que les draps d'or, d'argent, de soie, cendaux, fourrures, etc., « seront gardés au Louvre par ledit Pierre en unes aumoires ». On peut juger par ce seul fait du rôle important joué par ces sortes de meubles.

    Nous n'avons point toutefois à nous occuper autrement de ces adaptations quelque peu exceptionnelles. Le meuble qui doit nous retenir, c'est l'armoire en bois à un ou à plusieurs vantaux, solidement construite et garnie de serrures permettant de loger en sûreté les choses précieuses, réceptacle indispensable, car, comme le dit le Livre des mestiers :

    Encore vous falent en vo maison
    Lezons, buffés, aumaires.

    Ce meuble consista, jusqu'au XIVe siècle, en un coffre massif, carré, un peu brutal dans ses profils, trapu dans sa forme, sans grâce, dont les diverses parties étaient assemblées carrément, sans même qu'on prît la peine de dissimuler les chevilles, et dont les portes, formées de planches réunies par une longue penture historiée, donnent une idée assez peu favorable de la menuiserie française à cette époque. Telle est du moins l'armoire de l'église d'Obasine (Corrèze), un des très rares spécimens des meubles de ce genre et de ce temps, qui soient parvenus jusqu'à nous. Pour déguiser ce qu'une construction aussi sommaire avait de grossier et d'imparfait, on recouvrait assez souvent ces armoires de peintures. L'armoire de la cathédrale de Noyon est un exemple très curieux de cette sorte de travail. Elle est en forme d'édicule, avec un toit, une fausse lucarne et des arêtiers ornés. Ses quatre vantaux, montés sur des pentures de fer étamé, se brisent et se replient sur eux-mêmes. Le peintre, qui sans doute se défiait de la sécheressc du bois employé par le menuisier, a marouflé sur le corps du meuble une toile assez forte, sur laquelle il a exécuté sa peinture. Cette armoire a été décrite d'une façon détaillée par M. Didron, dans ses Annales archéologiques (t. IV, p. 369), et M. Viollet-le-Duc en a donné une reproduction dans son Dictionnaire du mobilier. Nous la reproduisons à notre tour aux mots Créneau et Mobilier.

    De ce meuble curieux, il n'est pas sans intérêt de rapprocher la quittance d'une armoire de même genre, exécutée pour le compte d'Isabeau de Bavière par un peintre parisien nommé Colart de Laon. Voici la teneur de ce document : « A Colart de Laon, paintre demourant à Paris, pour avoir paint unes aulmoires par dedens et par dehors, où la Royne met ses reliquaires, c'est assavoir, par dedens ycelles aulinoires en l'une des fenêtres, le Crucifix, Nostre-Damo et saint Jehan l'évangéliste, dedens le tabernacle de fines couleurs ; et en l'autre fenestre, une Trinité, le Père et le Fils et le Saint-Esprit; et au dehors d'icelles aulinoires, les quatre Euvangélistes et le Agnus Dei ; lesquels choses il a faictes par le commandement et ordonnance cle la Royne dès le mois de décembre derrenier passé (1397), pour ce viu livres parisis. » (Comptes de l'argenterie de la reine.) Cette coutume de peindre les armoires se continua d'ailleurs pendant tout le XVe siècle et presque jusqu'au milieu du siècle suivant. En 1682, les archives de la Cour des comptes, aides et finances de Provence étaient encore renfermées dans des armoires peintes de fleurs de lis par le dehors, qui remontaient au commencement du XVIe siècle. Nous trouvons, en outre, dans les Comptes des bastimens du roi (1540-1550) la mention de plusieurs travaux de cette sorte exécutés par ordre de François Ier au château de Fontainebleau : « A Batiste Baigne-Caval, paintre, la somme de LXIV livres pour les ouvrages de painture à huille de deux huissets servans à la fermeture de l'une des aulmoires dudit cabinet, en l'un desquels huissets est la figure représentant le duc d'Ulizes, grec, et autres enrichissemens, et en l'autre huisset est la figure d'une femme représentant la vertu de Prudence et autres enrichissemens. » Nous pourrions également citer de pareils travaux confiés par François Ier à Barthélémy di Mininto, à Germain Musnier, à Michel Rogetel, etc. On voit que cette coutume de peindre les armoires était encore à cette époque dans toute sa vigueur.

    Cependant, à la fin du XIVe siècle, une révolution s'était opérée dans la menuiserie, qui tendait à substituer à ce décor un peu bruyant, tiré de moyens accessoires, une décoration plus rationnelle, ressortant de la construction même du meuble et découlant de la matière dont il est exécuté. A cette époque, en effet, les menuisiers, plus habiles et mieux dirigés, remplacèrent les parois massives, brutalement assemblées, par des bâtis formant cadre, et dans lesquels les panneaux se trouvèrent simplement embrevés. Les armoires n'y perdirent rien en solidité, mais elles gagnèrent infiniment en grâce. En outre, par la diversité des plans qu'amenait forcément cette manière nouvelle de bâtir le meuble, celui-ci devait désormais chercher sa valeur artistique, non plus dans un décor surajouté, mais dans sa construction même, et sa beauté allait ressortir de la pureté et de l'élégance de ses formes, complétées et soulignées par une ornementation faisant corps avec lui. La division du meuble en panneaux embrevés dans des bâtis allait amener l'emploi, pour ces derniers, de moulures plus ou moins riches, et le panneau lui-même allait se couvrir de sculptures, simples d'abord, consistant dans lc principe en l'imitation d'une de ces feuilles de parchemin repliée, dont le XVe siècle fit, comme décor, un si fréquent usage, puis ensuite en arabesques et en grotesques sculptées en très bas reliefs, pour aboutir à des représentations historiques, avec personnages et animaux se mouvant au milieu de paysages ou d'architectures classiques.

    Armoire allemande

    Fig. 81. Armoire allemande
    (fin du XVe siècle).

    La richesse des armoires, la beauté de leur décoration, ainsi que leurs formes et leurs dimensions, dépendaient, comme de raison, des usages auxquels ces meubles étaient destinés ; et à ce propos, peut-être serait-il bon de passer en revue, siècle par siècle, les différentes adaptations subies par l'armoire. Constatons tout d'abord que si le mot armoire dérive du latin armarium, il serait au moins imprudent d'en conclure, comme ont fait certains étymologistes, que l'armoire servait, en son principe, uniquement à serrer les armes. Nous savons en effet que le latin arma n'a pas un sens exclusivement guerrier, mais qu'il possède au contraire une signification beaucoup plus générale. (Voir Lacurne de Sainte-Palaye, au mot armoire.) Nous avons vu plus haut, il est vrai, une armoire du roi René destinée à recevoir « son harnois » ; mais, comme preuve d'adaptations différentes, nous pouvons, sans sortir du XVe siècle, mentionner une armoire chez la gracieuse châtelaine des Baux (1426), qui, adaptée à de plus délicats usages, renfermait divers joyaux, ses jeux d'échecs, ses damiers, etc. Quant au roi René, dont nous parlions à l'instant et qui paraît avoir eu un goût spécial pour ce genre de meubles, puisqu'il possédait deux armoires à son château de Chanzé, et qu'on en comptait trois dans son palais d'Angers, il fit faire, en septembre 1457, par Jean Duperray, menuisier, et Jehan Chollet, serrurier, une armoire « fermant à huit claveures » (serrures), pour y loger « plusieurs advenz et remanbrances des ressors du pays d'Anjou ». Nous savons, en outre, que pendant le XVe siècle une partie des Archives royales d'Aix en Provence était conservée in armario novo sistenti in sede archiviorum. Certes, voilà l'armoire singulièrement montée en grade, puisqu'on lui confie non seulement les joyaux et bijoux, mais les archives des provinces et les titres de propriété des familles princières.

    Armoire à deux corps

    Fig. 82. Armoire à deux corps
    (XVIe siècle).

    Notons que cet usage se continue au siècle suivant. Ainsi, lorsqu'on dresse l'Inventaire de la duchesse de Valentinois, on trouve dans une armoire une « cédulle dactée du treizième jour de décembre l'an mil cinq cens et sept, par laquelle noble seigneur messire Loys de Bourbon, chevalier de l'ordre, priusse de la Roche-sur-Yon, confesse devoir à feu madicte dame la duchesse de Valentynois, la somme de unze cens escuz d'or au soleilh ». Mais ici se place une question curieuse. L'Inventaire de Jeanne d'Albret, duchesse de Valentinois, date de 1514, c'est-à-dire du XVIe siècle. Or c'est une opinion assez généralement admise que le XVIe siècle n'a pas connu l'armoire. Certains auteurs dont la compétence est regardée comme indiscutable, M. du Sommerard entre autres, la font disparaître brusquement des ameublements français pendant environ cent cinquante ans. C'est là, faut-il le dire, une exclusion toute fantaisiste, et contre laquelle viennent s'inscrire en faux non seulement plusieurs des citations déjà produites, mais une foule d'autres documents non moins décisifs. Si nous fouillons, en effet, les archives des notaires parisiens, nous trouverons dans l'lnventaire de Maurice Menier, imprimeur (Paris, 1566), « une armoire à mettre vaisselle à quatre estages » ; dans l'Acte de cession du mobilier d'Adam Musnier, doreur sur suyr, à Jean Hamant, marchand frippier (Paris, 1571), « une paire d'aulmoires de bois de chesnes à quatre estages » ; dans l'Inventaire d'Antoinette Crocoison (Paris, 1580), « une paire d'armoires à deux guichetz ». De son côté, l'Inventaire de Catherine de Médicis (Paris, 1589) décrit deux armoires de vastes dimensions ; celui de Jacques Millet (Paris, 1591) parle d'une « paire d'aulmoires de bois de noyer », et l'Inventaire de Gabrielle d'Estrées (1599) mentionne ce une paire d'armoires, à quatre grands guichetz, de bois de chesne, servans à mettre habiz, garnies de leurs serreures fermans à clef ».

    On voit qu'au XVIe siècle les armoires abondaient dans toutes les classes de la société. Il en était de même dans les églises, où elles servaient à serrer les objets du culte. Une gravure du temps de la Ligue, ayant pour titre les Inquisitions nocturnez par les maisons, porte pour légende : « Ils rompent les armoires, coffres et caisses, et non seulement se ruent avidement sur les calices, livres, croix et choses d'église, mais aussy, comme larrons publics, dérobent et emportent l'or, l'argent et toute monoye que ilz trouvent eu passant. » Une vieille chanson huguenote, datant à peu près du même temps, dit :

    Ces héréticques meschans
    Qui nous vouloient faire croire
    Qu'ils faisoient par leurs faulx chants
    Descendre Dieu en l'armoire.
    Hau, liau, Papegots
    Faites place aux huguenots.

    Nous pourrions multiplier ces exemples. L'armoire, en effet, apparaît un peu partout au XVIe siècle. On la trouvait chez les financièrs parisiens, puisque le mercredi 8 mars 1589, dans une saisie pratiquée chez le trésorier de l'Epargne Molan, on s'empara, « dans les armoires du cabinet de soixante-sept mille escus en or ». On la rencontrait également en province, chez les officiers du roi puisque l'Inventaire du baron d'Omezan de Saint-Blancard, capitaine des galères de Sa Majesté (Marseille, 15511), mentionne « un buffet sive armoire grand do boys blanc » ; chez les négociants, car nous trouvons chez J.-B. Munitian, commissionnaire à Marseille, « une petite table de bois blanc appuyée sur un petit armoire à caisse de peu de valleur » ; chez de simples bourgeoises comme Marguerite Desbordes (Bordeaux, 1569), où nous remarquons « nues grands armoyres fermans à troys clefs ayans troys estaiges » ; enfin chez d'honnêtes et pieuses rentières comme la Demoiselle de Fontonay, tante par alliance de Pierre de l'Estoile. « Ce jour, Mlle de Fontenay, tante de ma femme, estant allée au festin de la nopce de son fils de Richebourg, fust volée, en sa maison, par son fils de Fontenay, lequel, aiant espié ceste occasion et sachant qu'il n'y avoit au logis que la servante seule, y estant entré avec un sien compagnon de soldat, par lequel il fist saisir ladite servante à la gorge, et la menassa, l'espée dessous, de la tuer au cas qu'elle dist un mot, monta en haut et aiant rompu ses armoires, lui prist, tant en argent qu'en bagues, la valeur de deux cens cinquante escus ou environ. » (P. de l'Estoile, Journal, t. IX, p. 252.)

    Mais l'acte criminel qui signale ce dernier meuble à notre attention date du mois d'avril 1609. Il appartient au XVIIe siècle et soit, par conséquent, quelque peu de notre démonstration ; car la connaissance de l'armoire n'est pas aussi péremptoirement refusée à nos compatriotes de ce temps qu'aux contemporains de la Renaissance. Tous les lettrés, en effet, savent par coeur l'amusante boutade de Chapelle à son arrivée à Saint-Lazare :

    Ma chambre ou plutôt une armoire,
    Qu'on a faite pour me serrer,
    D'abord qu'on me la vint montrer
    Me fit rire ; et j'eus peine a croire
    Que j'y puisse jamais entrer.

    On a pu lire aussi dans le Journal de Jean Héroard que, en 1605, le Dauphin faisait doubler de bleu l'armoire destinée à receler ses armes. On sait par l'Inventaire de Fouquerel (1661) que les armoires de Vaux étaient assez larges pour contenir « paillasse, matelas, couvertures et traversin pour coucher un valet » ; et par l'Ecole des Femmes (acte IV, sc. VI), qu'elles étaient assez hautes pour qu'on y pût cacher un galant. Enfin, l'Inventaire de Molière (1673), où ne figurent pas moins de cinq armoires, nous apprend que ces meubles, particulièrement vastes, n'étaient pas de purs accessoires de comédie. Le doute n'est donc pas possible. Il est même d'autant moins admissible que nous touchons à une des périodes les plus brillantesde l'histoire de l'armoire. Nous arrivons en effet au moment où l'influence de Boulle va se faire sentir, et où ce meuble utile qui, depuis deux cents ans, doit le plus clair de la faveur dont il jouit à ses formes élégantes et aux sculptures qui le décorent, va se couvrir d'incrustations, de marqueteries superbes et de bronzes ciselés, qui relèveront singulièrement son éclat. Mais avant d'aborder cette transformation somptueuse, accordons encore un coup d'oeil à cette armoire du XVIe siècle dont, quoi qu'on ait dit, l'existence est aussi clairement constatée par les documents que nous venons d'analyser, que par les spécimens assez nombreux uni nous restent.

    En passant par les appartements de la société raffinée qui, durant ces cent années, donna une impulsion si précieuse aux arts de l'ameublement, l'armoire a abdiqué ses formes carrées et ses allures massives. Ce n'est plus une énorme caisse dressée contre la muraille, dont les vantaux sont armés de pentures qui les font ressembler à des portes de cathédrale, et dont l'entrée est défendue par des « claveures et vertevelles » qui rappellent les fermetures de prison. Toutes ces ferrures rébarbatives ont disparu. Elles sont maintenant dissimulées à l'intérieur. Le meuble, en outre, s'est fait coquet. Il s'est divisé en deux corps, celui d'en bas, large et d'apparence robuste ; celui d'en haut, plus étroit, élégant et svelte ; tous deux avec un faux air d'édicule. Des colonnettes ou des pilastres régnent aux angles, des niches dans l'entre-colonnement, une architrave, une frise au-dessus, et le plus souvent, pour terminer dignement cette double façade superposée, un fronton tronqué domine le tout, encadrant une gentille statuette posée sur son petit piédestal. Ajoutez que les panneaux, embrevés dans de délicates moulures, sont chargés de gracieux bas-reliefs, que la frise est garnie de draperies ou de guirlandes d'une exécution irréprochable, et que le fronton est porté par de fins denticnles. Ils sont si ravissants, ces petits meubles, que les archéologues mal renseignés n'ont pu se décider à leur conserver leur nom d'armoires. Ils leur ont donné le plus souvent celui immérité de cabinets, sans se souvenir, ou peut-être sans savoir que le cabinet, au XVIe siècle, était une sorte de coffret ou de petit pupitre, et que, même au siècle suivant, il ne consista jamais dans un meuble à quatre vantaux et à deux tiroirs.

    Ce qui a pu amener cette confusion, et ce qui l'excuse dans une certaine mesure, c'est l'espèce de disparate qui existe entre cette mignonne armoire de la Renaissance et celle infiniment plus vaste, plus massive, qui la précède ou la suit. Avec le XVIIe siècle, en effet, l'armoire commence à reprendre ses larges proportions. Elle redevient un meuble de dimensions considérables, d'un seul corps, et par conséquent d'une seule venue, que les ébénistes surmontent parfois d'un couronnement héroïque, mais qui a perdu la sveltesse et la grâce dont il faisait montre quelques années plus tôt.

    Armoire à deux corps (fin du XVIe siècle).

    Fig. 83. Armoire à deux corps (fin du XVIe siècle).

    Ce qu'elle perdit en élégance, l'armoire, nous l'avons dit plus haut, le rattrapa largement en opulence. Les magnifiques spécimens que conserve notre Mobilier national montrent de quel degré de richesse ce genre de meuble est susceptible. On peut contempler au Louvre (actuellement dans la salle de la collection Timbal) une de ces armoires somptueuses, et il est difficile de n'être pas ébloui par sa magnificence. Du reste, à défaut de ces spécimens incomparables, les Comptes des bastimens du Roy sont là pour nous dire à quelles dépenses entraînait la confection de ces somptueux ouvrages. En 1669, par exemple, le roi fait faire une grande armoire « pour mettre partie des agathes, cristaux et autres curiosités du cabinet de Sa Majesté au palais des Thuilleries », et on délivre aux artistes (nous n'osons dire aux ouvrière) qui ont construit le corps du meuble un mandat de payement de 7,180 liv. 8 s. 1 d., auxquels viennent s'ajouter 1,181 livres versées à Philippe Caffieri pour les bronzes, et 1,400 livres à Domenico Cucci pour la ferrure. Soit en tout près de 10,000 livres ! Qu'on triple, qu'on quadruple même cette somme pour mettre la main-d'oeuvre au cours de notre temps, et qu'on imagine ce qu'on pouvait attendre d'artistes émérites pour un prix pareil.

    Bas d'armoire, style Louis XIV.

    Fig. 84. Bas d'armoire, style Louis XIV.

    Notons, en outre, que cette armoire n'était pas une pièce unique en son genre. Les appartements de Versailles, ceux de Marly regorgeaient de meubles aussi somptueux. Nous n'en avons pas relevé moins de quarante-deux, dans les divers inventaires de ce temps, donnant l'état des meubles de la Couronne. Même pour les appartements de service, pour les chambres intérieures, pour le garde-meuble, les armoires étaient d'un prix suffisamment élevé pour que nous soyons édifiés sur le soin et la recherche qui avaient présidé à leur fabrication. Comme preuve, à Pannée 1670, nous trouvons un versement du garde du trésor de 6,708 livres, pour quatre grandes armoires ornées de sculptures et garnies de leurs serrures, fournies pour le Garde-meuble de la Couronne. Sur cette somme, l'ébéniste Foache avait droit à 3,400 livres, le sculpteur Barde à 2,508 livres, et les serrures étaient payées 800 livres à Bontemps. A partir de mars 1700, la fabrication et même l'achat des meubles de grand prix furent interdits par décision royale. L'Ordonnance de police qui nomme six commissaires pour l'exécution de l'Edit pour le Retranchement du Luxe des meubles, etc., porte « qu'il est défendu à toutes personnes d'acheter à l'avenir des tables, bureaux, armoires, boëtes de pendules etc., avec des figures et ornemens de bronze doré, et à tous ouvriers d'en faire de cette manière ». Une pareille décision dut rendre plus général encore l'usage des armoires simples et modestes. Toutefois, c'est le propre de ces lois somptuaires de tomber promptement en désuétude. Boullc, mieux que personne, à cette époque, put en faire l'expérience, et il suffit de feuilleter le Livre journal de Duvaux pour se convaincre que le XVIIIe siècle tint assez peu de compte des décisions du Grand Roi. Nous y lisons en effet : « 27 octobre 1749. — M. Camuset, fermier général : une armoire d'encoignure de vernis de la Chine, avec son marbre d'Antin. » « 18 février 1750. — M. de Villanmont : une armoire plaquée en bois satiné à fleurs, garnie de bronzes dorés d'or moulu : 1,100 livres. » « 24 décembre 1753. — Marquis de Voyer : deux armoires de Boulle de 36 pouces de haut sur 5 pieds 9 pouces de long, à trois portes ; très belles : 2,400 livres. » « 15 juin 1754. — Mme la Dauphinc (livré à Mme de Brancas) : une armoire de 5 pieds de haut, plaquée, les portes en vernis à relief, garnie en bronze doré d'or moulu : 660 livres. » Cette armoire est presque historique. Elle fut acquise, en effet, pour remplacer l'armoire, très suspecte, dans laquelle la Dauphine enfermait son argent sous double clef, précaution qui n'empêchait pas du reste cet argent de disparaître. (Voir plus loin le mot Cassette, et Mém. du duc de Luynes, t. XIII, p. 216.) Enfin, citons encore : « 11 mars 1757. — Mme Geoffrin : deux armoires d'encoignure bâties en chêne, plaquées en ancien lacq, ornées de bronze doré d'or moulu, 550 livres », etc.

    Empressons-nous d'ajouter qu'à côté de ces meubles coûteux, l'armoire ordinaire continuait ses modestes, mais précieux services. S'il était besoin de preuves de leur existence, nous pourrions invoquer les cinq armoires dont nous parlions à l'instant comme figurant dans l'Inventaire de Molière, ou encore la mention suivante, copiée dans l'Inventaire du maréchal de la Meilleraye (1664) : « Une grande paire d'ormoires.(sic) fermant à deux vollets, une serrure fermante à clef, prisée XXIV livres » ; ou bien celle-ci, relevée dans l'Inventaire de Pierre Mignard : « Une grande armoire de bois de haistre à quatre guichets, vallant cinquante livres. »

    Le XVIIe et le XVIIIe siècle, au surplus, furent le temps par excellence de ces sortes de meubles, moins encore à cause de leur somptuosité que de leur nombre et de la générosité de leurs formes. A cette époque, en effet, l'armoire se répandit partout et bientôt il ne fut intérieur si humble, qui ne possédât la sienne. Dans les demeures bourgeoises, sans rien abdiquer de cette amplitude, qui la rend aujourd'hui singulièrement encombrante pour nos logements exigus, tout en conservant une hauteur, une largeur, une profondeur telles qu'on y pouvait loger des vivants et même y cacher des morts (voir Barbier, Journal, V série, p. 86), l'armoire sut cependant se faire assez élégante pour que, dans nos ventes contemporaines, ce mastodonte de l'ameublement soit encore recherché par les amateurs, comme un modèle de correction, de logique et de saine ornementation. On a vu, en effet, à la vente Pecquereau, notamment, des armoires du XVIIIe siècle, payées 2,000 francs, 2,200 francs, 2,400 francs et 2,500 francs pièce.

    Bas d'armoire, style Louis XVI.

    Fig. 85. Bas d'armoire, style Louis XVI.

    Mais l'excès même de ces proportions devait amener une transformation nécessaire. Ne pouvant la loger partout à cause de sa hauteur formidable, on prit le parti de la couper en deux. De là ces « bas d'armoire » que nous voyons prendre place, dès la fin du règne de Louis XIV, dans notre mobilier. Déjà on a pu remarquer que les deux armoires de Boulle, vendues au marquis de Voyer par Lazare Duvaux, étaient des « bas d'armoire », puisqu'ils n'avaient guère plus d'un mètre de hauteur. A Versailles, dans la chambre de Mlle d'Aumale, nous trouvons, dès 1708, « un bas d'armoire à deux battants, de bois de haître », couvert d'un tapis. En 1750, le maréchal de la Fare achetait « une commode en bas d'armoire, plaquée de bois satiné à fleur ». A la Vente Randon de Boisset (1777) figurait un admirable « bas d'armoire en ancien laque du Japon », et dans le cabinet de M. Le Bran, (1791) « deux jolis basd'armoire en marqueterie de Boule ». Dans l'ordre purement ménager, la Pourvoyeuse de Chardin nous montre un de ces meubles plus commodes que brillants, dont on rencontre encore quelques spécimens dans les cuisines de campagne et dans les offices de province. C'était sans doute dans un bas d'armoire de ce genre que se trouvait serrée l'argenterie du peintre Corneille van Clève, lors de l'apposition des scellés après son décès (1732). « Dans la salle du rez-de-chaussée par bas sur la rue, en un bas d'armoire, se sont trouvées sept cuillères, sept fourchettes, une poivrière, une tasse, une écuelle, une cuillère à café, le tout en argent. » Quant à ceux de ces meubles qui étaient de grand luxe, on n'en peut guère offrir de spécimen plus brillant que celui-ci, décrit par l'Inventaire des meubles de la Couronne, dressé en 1760 : « Un grand bas d'armoire, en forme cle bibliothèque, de bois violet, à placages en mosaïque, de sept pieds et demi de long sur vingt-six pouces de profondeur et quatre pieds de haut, le dedans séparé en trois compartimens et une tablette de longueur, couverte de tabis cramoisi. Sur le devant sont trois portes fermans à clef, celle du milieu enrichie d'un grand médaillon, fond de lapis peint, représentant une Minerve tenant dans sa main droite un compas, avec lequel elle mesure un globe, le tout de bronze doré d'or moulu, les portes des côtés chargées des cartouches de différentes plantes danoises, aussi de bronze doré d'or moulu ; la bibliothèque est ornée d'agrafes et moulures aussy de bronze doré, portée sur six pieds, dont les quatre de devant sont quarrés et ceux de derrière ronds. »

    Armoire en marqueterie de Boulle (Mobilier National).

    Armoire en marqueterie de Boulle (Mobilier National).

    De nos jours, le bas d'armoire a perdu son nom. Il a pris celui de buffet, et c'est le seul sous lequel il soit connu désormais de nos ébénistes et de nos marchands de meubles. L'armoire, elle, a persisté dans son intégrité. Elle s'est vue toutefois, par suite du rapetissement de nos appartements, obligée d'affecter des dimensions plus réduites. Bannie des pièces de réception, confinée dans les chambres, lingeries et garde-robes, elle a également renoncé aux formes chantournées et aux nobles profils qu'elle montrait au siècle dernier ; mais ses membres et sa construction sont restés identiquement les mêmes. Aujourd'hui, comme il y a cent ans, l'armoire classique se compose de huit parties principales : deux portes, deux côtés, le derrière, la corniche et deux fonds, l'un pour le haut, l'autre pour le bas. La réunion de ces huit parties s'opère à l'aide d'une carcasse, formée de quatre montants ou pieds, unis en haut par quatre traverses, qui sont de niveau avec eux, et en bas par quatre traverses qui s'assemblent à 5 ou 6 centimètres au-dessus du sol. Cette carcasse est surmontée d'une couverture qu'on appelle chapeau, et qui doit rester indépendante, c'est-à-dire qu'on doit pouvoir la mettre ou l'enlever sans nuire à la solidité du meuble. Quant aux diverses faces, elles sont remplies par des portes ou par un panneautage plus ou moins compliqué. Enfin, à l'intérieur, on dispose, suivant les besoins, des tablettes, des porte-manteaux, des tiroirs. Ces derniers sont ordinairement pratiqués, soit en bas du meuble, soit au milieu, c'est-à-dire à hauteur de la main. Quand cette , armoire, que l'on appelle en ébénisterie l'Armoire commune, est de dimensions un peu grandes, on a soin que les pieds et les traverses, qui forment la carcasse, soient assemblés à tenons et mortaises, mais sans intervention de colle. On emploie simplement des chevilles qu'on enfonce de telle sorte qu'il soit facile de les faire ressortir à l'aide du repoussoir, et que le meuble puisse ainsi se démonter et passer par les portes étroites.

    Grande armoire de la prise de la Bastille.

    Fig. 86. Grande armoire de la prise de la Bastille.
    (Musée Carnavalet.)

    Si leurs grandes surfaces, généralement nues, et leurs vastes proportions ont fait exiler la plupart de nos armoires dans des pièces de service, l'incontestable utilité de ce meuble, le besoin qu'on éprouve de l'avoir constamment sous la main, l'ont fait rentrer dans la chambre à coucher, à l'aide d'une adaptation qui le rend en quelque sorte indispensable, et qui double les services qu'on peut exiger de lui.

    Il s'est uni, au commencement de ce siècle, avec la Psyché, alors fort à la mode, et de ce mariage de raison est résultée l'armoire à glace, que nous voyons aujourd'hui dans tous les appartements. Quand nous parlons du commencement de ce siècle, nous devons reconnaître qu'au siècle dernier, on avait déjà eu l'idée de ce meuble si répandu de nos jours, et que les ébénistes du temps avaient non seulement connu le principe de l'armoire à glace, mais qu'ils en avaient même fabriqué. Dès 1748, en effet, nous découvrons un de ces meubles dans l'appartement de la belle Mme de la Popelinière, non pas, hélas ! employé à serrer des bijoux ni de précieux chiffons, mais bien à dissimuler une porte de communication secrète établie entre la chambre à coucher de l'adorable fermière générale, et l'hôtel de l'irrésistible maréchal de Richelieu. Lorsque le mari trompé eut connaissance de son infortune, il dépêcha un commissaire et deux notaires pour procéder à la vérification de l'état des lieux. On constata que, du côté du maréchal, le passage aboutissait en une cheminée : « La plaque en étoit accommodée avec des gonds bien effacés, de manière qu'elle s'ouvrait avec un secret par l'autre maison, du côté de laquelle l'ouverture et cette plaque étoient cachées dans une armoire apparente, qui étoit déglace. » Barbier, à qui nous devons ces détails (voir Journal, t. IV, p. 327-329), ajoute que Mme de la Popelinière « avoit coutume, le soir, de fermer les verrous, sous prétexte de craindre les voleurs, et de cette façon, l'on passoit de la maison voisine dans ledit appartement ». Voilà, il faut bien l'avouer, des débuts terriblement galants pour l'armoire à glace. Peut-être est-ce à ces commencements quelque peu scandaleux qu'il faut attribuer les diatribes lancées contre ce meuble inoffencif, et l'anathème que prononçait, il y a quelques années, un de nos plus modernes poètes : « Un monstre s'est trouvé, a dit Théodore de Banville (voir le Gil Blas, n° du 20 janvier 1884), pour imaginer, exécuter et répandre à foison sur la surface de la terre, le plus platement hideux, le plus grossièrement bête, le plus ignoblement canaille de tous les meubles : l'armoire à glace. Eh bien ! si riches que nous ait laissés le Moyen Age en supplices de tous les genres, aucun des supplices connus n'a été appliqué à ce grand coupable... » Il est vrai qu'attaqué par un poète, le meuble qui nous occupe avait antérieurement trouvé, dans un de nos plus ardents prosateurs, sinon un défenseur énergique, du moins un appréciateur sincère, presque ému. « L'armoire à glace, disait, il y a vingt-cinq ans, M. Barbey d'Aurevilly, j'ai la faiblesse, je l'avoue, d'aimer cette vilaine chose. Pour moi, ce n'est pas un meuble, c'est comme un grand lac au bout de ma chambreoù je vois flotter mes idées avec mon image » (Petite Revue, 1866, 10e livr., p. 105.)

    Armoire à glace en bois de rose.

    Fig. 87. Armoire à glace en bois de rose.

    Fidèle historien, nous nous bornerons à constater qu'après avoir été le rêve de toutes les jeunes filles, l'armoire à glace est devenue la parure de tous les logis, car l'industrieuse ébénisterie est arrivée à en fabriquer de tous les bois, et par conséquent de tous les prix, depuis le sapin et l'acajou, jusqu'au bois d'ébène, sans oublier en chemin les bois laqués et la marqueterie garnie de bronzes. Ajoutons encore que, dans ces derniers temps, on s'est efforcé de donner aux armoires à glace des formes moins nues et moins sèches que celles des meubles si cruellement flétris par Théodore de Banville. On en a également confectionné à plusieurs portes, dont le développement permet de contempler une toilette sous toutes ses faces, et pour ces nouveaux meubles, on s'est rapproché de la disposition et de l'aspect de cette belle armoire du XVIIIe siècle, qu'on appelle vulgairement « armoire normande », meuble éminemment français, en quelque sorte classique, et qui, tout en n'affectant point d'autres lignes que celles nécessitées par sa construction même, n'en présente pas moins une forme suffisamment élégante et très agréable à l'oeil.

    Nous en aurions fini avec l'Armoire, si nous n'avions encore à mentionner une signification particulière qui fut donnée à son nom pendant près de trois siècles, sur des territoires fort différents, et qui s'éloigne du sens unique que nous lui avons jusqu'à présent attribué. En Provence, dans le Comtat, en Anjou, dans l'Angoumois et la Bretagne, nous avons souvent rencontré le mot armoire signifiant une cavité fermée par une porte ; si bien qu'un meuble quelconque pouvait comporter plusieurs armoires. C'est un exemple assez rare du tout pris pour la partie. Quelques citations feront saisir l'importance de cette particularité : « Un grand viel buffet avec armoires. » (Invent. du château des Baux, 1426.) « Item, ung dressouer de parement à ciel et armoires, à deux guidiez fermans à clef. » (Invent. du château d'Angers, 1471.) « Plus ung buffet sans cornisses avec ses deux armoires et deux tiroyrs peu de valleur. » (Invent. de Jean Lauze, négociant ; Avignon, 1583.) « Ung petit buffet avec ses armoyres fermentz à serrure etclef... » (Invent. de P. de la Setta ; Marseille, 1587.) « Ung grand viel buffet ayant deulx armoailles, l'un d'iceulx rompu sans cleff, etc. » (Invent. des meubles du Plessis-Gueriff, 1598.) « Un buffet de boys garny de quatre armoires, et deux tirettes garnyes de claveures sans cleffs... » (Invent. de la femme Gaignet ; paroisse de Miniac, 1605.) « I cabinet à IV ormoires » (Invent. du domaine du Chatelard, 1672.) — Depuis cette époque, nous n'avons plus rencontré le mot armoire pris dans ce sens singulièrement
    restrictif.